Cent Vingt Epis

TEXTE DE LOULOU MANDÈRE.

Depuis des temps immémoriaux, à Siros, comme dans presque tous les villages bordant le gave, les soirs d’été, un peu avant le crépuscule, les paysans envoyaient leurs troupeaux pacager toute la nuit dans la saligue et les récupéraient le lendemain au jour levé.

C’était une coutume bien établie qui satisfaisait tout le monde, et qui permettait à chacun de préserver ses prairies pour le foin ou le regain indispensables pour les mois d’hiver.

Seulement voilà! Cette machine bien huilée s’enrayait parfois lorsque les vaches, ignorant les limites territoriales, traversaient le gave pour aller sur les terres des communes voisines.

Il est bien connu que l’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin.

Ceci me rappelle une anecdote qu’un ami m’a contée récemment.

Ce jour-là, ou, plutôt, cette nuit-là, les vaches d’humeur vagabonde d’un éleveur de Siros qui avaient pour mission de passer la nuit à paître dans la saligue de la manière la plus bucolique qui soit, eurent la folle idée de traverser le gave pour aller se délecter dans le champ de maïs d’un agriculteur d’Arbus qui n’était guère connu pour sa bienveillance envers autrui ni d’un commerce des plus agréables.

Village et clocher d'Arbus
Village et clocher d’Arbus

Une nuit de folie sans le moindre soupçon de chapardage. D’ailleurs, je pense que les vaches n’ont aucune idée de ce qu’est le chapardage et n’en connaissent même pas le vocable.

Sans doute alerté par le bruit pourtant feutré des feuilles frôlées et des épis qu’on arrache, notre agriculteur se leva, un peu inquiet, et constata l’invasion de sa parcelle de maïs par des quadrupèdes cornus et méconnus. Hors de lui et vert de rage pour ce crime de lèse-propriété, il les chassa aussitôt sans ménagements ni égards et je ne sais par quelle investigation, sut que ces vaches appartenaient à un agriculteur bien connu de Siros.

Méthodique et nullement disposé à passer l’éponge notre homme compta les épis disparus.

Cent vingt! Il en compta cent vingt avec, à chaque fois, la colère du manque-à-gagner qui montait en lui. Préjudice moral, à la rigueur, je veux bien mais manque à gagner, ce n’était pas tout à fait vrai puisqu’il fit savoir, je ne sais par quel moyen, à l’agriculteur de Siros que celui-ci lui était redevable de cent vingt épis et un épi, c’est un épi.

Je ne sais pas s’il lui octroya un délai d’exécution de la sentence.

Quoi qu’il en soit, l’agriculteur de Siros, marri d’être responsable d’un tel cataclysme, prit un sac de jute, y déposa les cent vingt épis objets du délit et soigneusement choisis puis, avec sa « cabale » (jument) il prit la direction d’Arbus via le gave pour faire amende honorable et s’acquitter de sa dette.

Chemin faisant, il se rappela ce vieil adage qui prétend que «prudence est mère de sûreté» aussi, au lieu d’aller directement à sa destination initiale, il préféra se rendre chez son cousin qui habitait non loin de là.

saligue

Cousin, lui dit-il, mes vaches on fait des dégâts chez (je ne donnerai pas le nom) et je lui dois cent vingt épis de maïs qui en sont le préjudice. Je ne souhaite pas de contact avec cet homme-là, serais-tu assez aimable pour lui porter ce sac de ma part?

Compréhensif et aimable de nature, le cousin alla donc porter la réparation et il fut très courtoisement accueilli.

Après tout, le cousin n’y était pour rien!

Tu diras à ton cousin de Siros qu’il est un honnête homme qui sait reconnaître ses torts et qui sait les réparer. On me l’avait dit, mais, aujourd’hui, ce sac est là pour le confirmer. Puis, se ravisant, il sortit les épis du sac et alors là, ses joues s’empourprèrent, il devint écarlate et faillit mourir d’apoplexie en découvrant qu’il y avait bien les cent vingt épis mais cent vingt épis choisis parmi les plus petits et ne contenant chacun que quelques misérables grains.

Le commissionnaire reprit précipitamment le chemin de sa maison et il prétendit que, trois cent mètres plus loin, il entendait encore l’autre vociférer des mots de colère et à peine audibles.

Quelque chose comme voyou, voleur, filou, gendarmes, juge de paix…

Il n’y avait pourtant rien à dire, grand ou petit, un épi reste quand même un épi.

PS: Je ne garantis pas la véracité des détails de la narration mais l’histoire, elle, est vraie et a été recueillie auprès d’Ignace Clos de Siros.

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