Le Rétroviseur
TEXTE DE JEAN HOUNIEU.
Oui, le rétroviseur c’est fait pour voir ce qui vient de se passer et que l’on ne voit déjà plus. Pour jeter un regard déjà lointain sur Siros, il faut une bonne part de souvenirs mais aussi de rêve; et pour lancer le rêve il faut une rampe de lancement. Il en est une toute trouvée; c’est la photo, elle a fixé un instant T sur la pellicule et ouvre une lucarne sur les gens et le passé.
La première de ces photos date probablement de juin 1954 et le jeune garçon sur le char de foin qu’il décharge à dix-neuf ans. Il aide son voisin à stocker la récolte de foin sur la partie haute à l’étage de la grange. Ils sont plusieurs à engranger (c’est le terme le plus approprié) ce fourrage qui servira à la nourriture des vaches durant l’hiver quand l’herbe ne « poussera » plus dans les prairies.
En gros, une ferme à l’époque n’avait pratiquement pas changé depuis le Moyen Âge: trois productions se partageaient sa superficie. Un quart semé en blé, un quart en maïs, le reste était en prairies pour le pacage et la production de foin. La première révolution dans l’agriculture à été amenée par l’arrivée du maïs ramené après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Le paysan qui jusque-là ne cultivait que du blé, avec sa plantation de maïs, avait deux récoltes dans l’année; ce qui était une certaine assurance contre la famine puisqu’il devait être rare d’avoir la même année deux récoltes détruites par la grêle ou la sécheresse. Une seule permettait de ne pas mourir de faim pour de bon.
Depuis la nuit des temps, on s’était aperçu que si l’on semait du blé deux années de suite la deuxième récolte était catastrophique. Il fallait une rotation dans les cultures. Après la récolte du blé la terre était laissée à nu sans culture au moins pendant deux ans. On la « laissait se reposer », c’était le régime de la jachère. Outre l’assurance-vie qu’assumait le maïs, on s’aperçut qu’un semis de blé, aussitôt après la récolte du maïs, donnait un rendement supérieur, comme s’il avait été dopé. La sagesse populaire traduisit ce phénomène par la formule suivante: la plante mange et chie, elle ne peut pas vivre sur ses propres déjections. L’assolement était découvert et la jachère abandonnée.
Après la coupe de l’herbe qui donnait le foin, si Dame Nature avait daigné verser ses larmes de pluie durant l’été sur ses terres (sans déranger les vacanciers qui n’avaient pas encore été inventés), l’herbe était à nouveau fauchée en septembre et donnait un fourrage d’excellente qualité réservé aux meilleures bêtes. Jusqu’à la guerre de 1914, l’herbe était coupée à la faux, un travail très long et très pénible. Les « poilus » revenus dans leurs foyers avaient découvert dans les régions traversées des outils, nouveaux pour eux que bien de leurs camarades de combat utilisaient. La faucheuse mécanique était une de ceux-là. Tirée par un attelage de bœufs ou de vaches, elle économisait beaucoup de sueur, faisait gagner beaucoup de temps, et se répandit très vite. Elle devint polyvalente, et avec une légère modification, pouvait faucher les blés qui jusque-là étaient coupés à la faucille. Les épis fauchés tombaient sur un léger plancher en lattes de bois et s’y empilaient. Quand la valeur d’une gerbe était atteinte un simple coup de pédale la laissait sur le sol. Il ne restait plus qu’à la lier sans autre manipulation.

Les liens étaient fabriqués avec de la paille du seigle qui avait été égrené au fléau. Un nœud réunissait par le sommet deux poignées de cette paille qui constituaient un lien d’environ un mètre cinquante permettant de lier une gerbe d’un vingtaine de kilos. Le seigle étant mûr avant le blé, on disposait de temps pour faire ces liens et augmenter leur souplesse et leur élasticité en les humidifiant.
La fenaison, même avec la faucheuse, était une période particulièrement pénible. La machine laissait derrière elle un andain qui libérait un espace dégagé pour permettre le passage de l’attelage au tour suivant sans fouler l’herbe déjà fauchée. Dés que la rosée s’était évaporée, il convenait d’étendre sur toute la surface du terrain à la fourche les andains pour que le soleil sèche le foin au plus vite, un orage étant toujours à craindre. Dès le repas de midi pris, tout le personnel disponible repartait au champ pour retourner le foin étendu le matin, la partie exposée au soleil était déjà sèche et craquante mais la partie en contact avec le sol était encore verte et humide.
Le soir avant la tombée de la rosée, le foin état ramassé en meules: « les pigates ». Tout le monde était mobilisé enfants compris, ils étaient disponibles après la classe. Le lendemain matin les « pigates » étaient défaites et le foin re-étendu, et même cérémonial pour le retourner en début d’après midi. Vers quinze ou seize heures le foin était empilé en gros andains pour être chargé sur les chars ou les « catabes »: un char avec quatre roues en bois cerclées de fer, deux grandes à l’arrière et deux petites à l’avant. La « catabe » n’avait que deux grandes roues placées au milieu du plateau de chargement. Les chars chargés étaient garés le soir à l’extérieur sur la basse cour car le chargement débordant, très large, passait difficilement dans l’entrée de la grange et de toute façon était déchargé à l’extérieur par la fenêtre unique de la grange. En cas de menace de pluie le char était remisé à l’intérieur avec pas mal de difficultés pour le rentrer par l’attelage qui le poussait à reculons avec une pièce de bois amovible appliquée à l’arrière du char. Il était guidé par un homme qui tenait le timon d’attelage pour faciliter la manœuvre. Les foins rentrés, il fallait déjà penser à la moisson, autre galère en perspective.
Quand le Chanteur ou le Poète susurre « couché dans le foin avec le soleil pour témoin », on peut assurer que ni l’un ni l’autre n’ont fait les fenaisons à Siros.
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