La débandade

TEXTE DE LOULOU MANDÈRE.

Dans mes retours vers le passé, il me revient en mémoire cet instant de vie qui se situe chez mon père à Aubertin tout près du pont de la Baïse.

C’était en mille neuf cent quarante trois, par une belle et chaude fin d’après midi de septembre comme le Béarn sait si bien en donner.

Nous étions, la fratrie plus Jeannette, – qui, pour nous, était autant une sœur qu‘une cousine – assis sur l’herbe à l’ombre rafraîchissante des platanes de Lartigau entre la maison et la route départementale. Dire exactement ce que nous faisions, je ne saurais; peut-être des devoirs des « cahiers de vacances » mais je crois surtout que, dans l’insouciance de notre jeunesse et la joie de nous retrouver tous ensemble, nous devions trouver que la vie était belle. En tout cas, c’était le temps merveilleux des vacances, des grandes vacances comme nous disions à l’époque; du quatorze juillet au premier octobre.

Untitled1C’était la guerre, donc, pas de voitures sur la route pour venir troubler l’image bucolique de quelques enfants réunis sous la garde souriante de la grande sœur, Marie, habituée à tenir le rôle de maman puisque notre maman était décédée alors que Marie n’avait que neuf ans.

Papa était sans doute aux champs ou à Blasy                                   

Tout était paix et sérénité.

On n’entendait que le bruissement des feuilles des platanes agitées par un vent léger et le bruit de cascade que faisait l’eau de la Baïse en chutant juste après le pont; là où Ricou faisait tourner des roues à aube en bois de sa fabrication. Sur ce pont, nous chassions les vipères qui s’infiltraient dans les fentes du vieux mur du parapet. C’était aussi dans ce coin que Papa et Ricou braconnaient des anguilles, de gros chevesnes, parfois quelques truites ou autres poissons mais ça, il ne faut pas le dire.

Quelques cris nous parvenaient poussés dans les ébats joyeux de jeunes gens qui se baignaient au trou du « mouli d’Espaa » à deux cents mètres en aval du pont. Des voix de filles faisant semblant d’être effarouchées par les hardiesses des garçons. Rien de bien nouveau; tout à fait banal et vieux comme le monde. La vie quoi…

Jean Bascourret vint à passer avec sa carriole à cheval. Nous le saluâmes gaiment avec de grands gestes et des rires.

Une pétarade lointaine vint troubler cette douce quiétude.

Elle venait du village de Lacommande. Nous nous regardâmes, un peu inquiets, car ce bruit était inhabituel. La pétarade s’intensifia et, bientôt, dans un nuage de poussière, car la route n’était pas encore goudronnée, nous vîmes apparaître, sur le pont, un puis deux side-cars avec, chacun, trois hommes à bord. Ils venaient, sans doute, de Lasseube ou de Monein, les hommes étaient casqués et vêtus de vert et, me semble-t-il, avaient la poitrine barrée par une « mitraillette ».

Ils ralentirent puis virèrent dans notre direction.

Nous détalâmes comme des lapins devant cette « menace ».

Sans doute durent-ils bien rire de notre frayeur.

Avec Lisette, je crois, j’allai me cacher en haut, au grenier et Ricou courut en direction de l‘arrière de la grange. Odette et Jeannette n’étaient plus là, elles venaient, juste quelques instants plus tôt, de partir chez Tuheilh, l’épicier, acheter des biscuits et je crois même me souvenir qu’elles les avaient tous mangés avant de revenir à la maison; d ‘ailleurs, Jeannette en fut malade.

Marie resta seule pour accueillir ces « messieurs ». Nous tremblions de peur pour elle. Par un volet légèrement ouvert nous la voyions parlementer avec les Allemands.

C’est sûr, ils allaient l’emmener et la garder prisonnière. Peut-être allaient-ils la fusiller? nous avions entendu tant de choses terrifiantes sur les « boches ».

Au bout d’un certain temps, qui nous parut être une éternité, les Allemands repartirent comme ils étaient venus.

Après que le bruit des engins se fût tu, nous sortîmes de notre cachette, sauf Ricou qui ne revint qu’un peu plus tard, pour rejoindre Marie.

Les Allemands cherchaient simplement à acheter quelques œufs ou autres produits de ferme.

Marie nous fit gentiment remarquer que nous n’avions pas été très courageux, la laissant seule avec ces visiteurs mais quand Ricou réapparut, elle lui dit, avec un peu plus de sévérité, qu’il était trop grand garçon pour fuir de la sorte.

Imperturbable, et avec une mauvaise foi dont lui seul était capable, il prétendit, du haut de ses quatorze ans, qu’il n’avait pas eu peur un seul instant mais qu’il s’était soudainement rappelé qu’il avait oublié, le matin, de donner à manger aux lapins et, donc, qu’il était allé simplement s’acquitter de cette tâche.

Pauvre Ricou, je crois qu’il a entendu cette histoire toute sa vie.