LE TEMPS DES CERISES

TEXTE DE LOULOU MANDÈRE (écrit le 19 avril 2012).

Ce devait être en 1951 ou 1952, je ne sais plus.

Sous un soleil radieux, juin étalait son insolente richesse de nature luxuriante, prélude à un été qui s’annonçait magnifique.

La saison des courses cyclistes était commencée depuis le mois de mars avec, pour corollaire, les sorties d’entraînement en semaine pour les coureurs ou pour ceux qui, comme nous, rêvaient de le devenir.

Le tour de France, tour d’Italie, Milan-San-Rémo, Bordeaux-Paris… hantaient nos rêves de jeunes fous et Bobet, Robic, Coppi ou encore Bartali étaient nos idoles.

Notre imagination vagabonde nous emportait vers de longues échappées solitaires, vers des montées de cols fantastiques avec la foule qui s’écartait juste sur notre passage et, bien sûr, vers des arrivées triomphantes sous les vivats et les flashes des photographes sans compter avec la superbe jeune-fille qui nous remettrait le bouquet.

Hélas, rien de tout cela n’est arrivé. ..

Ce jour-là, avec mon copain André, qui partageait avec moi le virus de la bicyclette, nous montons une côte dans le décor grandiose du vignoble jurançonnais si propice aux entraînements. C’est une côte de 2 à 3 kilomètres avec des passages assez pentus. Autant dire que nous souffrons, muscles tendus et souffle court.

A la sortie d’un virage, à cinq cents mètres du sommet, trois hommes « batifolent » dans un pré, comme l’écrivait si joliment je ne sais plus quelle illustre comtesse. Plus prosaïquement, ils s’activent aux travaux de la fenaison et nous les saluons par un geste de la main.

Un peu plus haut, deux cents mètres plus loin, trois ou quatre cerisiers chargés de fruits semblent narguer notre soif.

La tentation est trop forte.

Tant pis, Eve avait bien craqué pour une pomme ( et on sait ce qu’il advint… ) nous, nous craquons pour des cerises.

Il faut être très fort pour résister à la tentation !

Pas de maison en vue, de plus, la barrière de l’enclos où se trouvent les cerisiers est ouverte.

N’est-ce point là une invitation, un signe du Ciel ? De ce Ciel qui pardonnera bien ces deux péchés capitaux que sont le vol et la gourmandise ; après tout, c’est un peu de sa faute !

Nous descendons de nos vélos, les adossons à la barrière, avec, il faut le dire, un sentiment de crainte et, aussi, en nous disant que ce que nous faisons là n’est pas bien et nous commençons à grappiller les cerises à notre portée sans avoir à grimper sur le cerisier.

Un vrai délice, un moment d’extase dans le jardin de l’Eden !

Hélas, ce moment de bonheur ne dure guère car voici qu’une dame un peu âgée (mais qu’est ce que « âgée » veut dire pour des adolescents ?) vient, désagréablement, nous surprendre et appelle son mari ou quelqu’un d’autre en criant :

Hòu ! say, que y a mounde aus cerisès ! (Hé, viens, il y a du monde aux cerisiers !)

Courageux mais pas téméraires, nous abandonnons précipitamment les lieux et sautons sur nos vélos. Heureux qu’elle n’ait pas eu l’idée de les cacher…

Quelle stratégie faut-il adopter à présent ?

Si nous prenons la montée, nous irons moins vite et il faudra passer devant la ferme que nous apercevons, maintenant, à une cinquantaine de mètres, avec le risque de nous faire attraper. Nous décidons, donc, de prendre la descente. Au moins là nous sommes sûrs qu’il n’y a pas de ferme et nous prendrons très vite de la vitesse.

Mauvaise pioche ! Juste après le premier virage, au milieu de la route, trois hommes nous attendent. Sans doute les trois faneurs que nous avons salués auparavant. L’un est armé d’une fourche, le deuxième tient un gros caillou à chaque main et je ne sais plus ce que tient le troisième. Le virage en épingle à cheveux nous a fait ralentir et si nous nous relançons, nous allons nous faire massacrer.

Penauds, nous mettons, minablement, pied à terre devant ce redoutable barrage ; sans doute démesuré pour le chapardage de quelques cerises. Celui qui tient les cailloux vocifère tellement que nous ne comprenons rien de ce qu’il dit. Parle-t-il français ou béarnais ? En tout cas, il ne faut pas être grand linguiste pour comprendre que ce sont là des paroles inamicales à notre encontre. Nos vélos sont confisqués et nous voilà emmenés, sous bonne escorte, vers la ferme que nous avons aperçue tout à l’heure.

Nous arrivons à la maison et là on nous fait entrer dans la grande cuisine. Les vélos, eux, sont emmenés vers la grange ; peut-être craint-on une escapade de notre part.

Nous sommes morts de soif mais de là à oser demander un verre d’eau…

Après les sermons et plaidoirie d’usage (le mot enguelade serait plus approprié mais je n’ose l’écrire) de ce tribunal, non pas populaire mais familial et arbitraire puisque nous n’avons pas droit à la parole, nous pensons que nous allons être relâchés.

Que nenni ! Après la plaidoirie vient la sentence à hauteur du crime abominable.

Nous n’irons pas dans le cachot sous l’escalier mais nous voilà condamnés à payer vingt mille francs de dédommagement.

Il s’agit, bien sûr, de francs lourds qui furent remplacés en mille neuf cent cinquante neuf, je crois, par les « nouveaux francs ». L’équivalent, aujourd’hui de trente euros.

Bien sûr, nous n’avons pas plus d’argent sur nous qu’un crapaud a de plumes.

Je dois donc laisser ma carte d’identité ou autre pièce que, par miracle, j’ai sur moi et qui ne me sera rendue que lorsque nous nous serons acquittés de la dette. En quelque sorte, c’est une liberté sous caution !

Encore quelques paroles pontifiantes et moralisatrices de ces gens (des gens très bien et très comme il faut sans doute…) et nous récupérons nos bicyclettes pour filer sans demander nos restes encore tout retournés par tant de méchanceté et tant de cupidité.

J’y reviens un ou deux jours plus tard. C’est la femme qui me reçoit. Elle me rend la carte et je sens que, devant ma mine déconfite, elle va me dire de déguerpir avec mon argent mais, par la fenêtre, elle aperçoit son homme qui arrive et prend la somme convenue.

P.S. : J’avais presque oublié cette histoire et c’est mon copain, et complice, André Dupouy qui me l’a rappelée il y a quelques jours de cela. C’est donc pour lui et pour l’amitié qui nous lie que j’ai écrit ce petit texte.